PARIS, 10 AVRIL (ASPAMNEWS)- Commencée en temps de pandémie et achevée en temps de guerre, cette campagne présidentielle suspendue entre deux périls débouche sur un premier tour menacé par deux dangers. Le premier vient de loin, et n’a jamais été aussi grand : c’est l’abstention. Les projections du vote de ce dimanche 10 avril laissent entrevoir une participation qui pourrait être encore inférieure au plus bas enregistré un 21 avril 2002 de funeste mémoire. L’élection majuscule, qui domine depuis des décennies notre vie démocratique, pourrait ainsi constituer un nouveau jalon de son affaissement.
Il pourrait paraître rassurant de considérer que c’est cette campagne tronquée, aux débats escamotés et au cours percuté par des événements majeurs, qui est responsable de ce surcroît de désintérêt. Ce serait se mentir. Tout, dans les secousses des derniers mois, aurait dû stimuler la controverse électorale. L’agression de l’Ukraine par l’armée d’un Vladimir Poutine qui entend annihiler toutes les libertés qui le menacent ; les remaniements géopolitiques, les répercussions sur le secteur de l’énergie, les risques de pénurie alimentaire qui en découlent ; les rapports successifs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) détaillant la catastrophe climatique qui prend forme et les voies qui subsistent pour la limiter ; les dizaines de millions de morts et de malades de longue durée qu’a engendrées une pandémie de Covid-19 qui ne disparaît pas.
Chacun de ces sujets aurait pu nourrir un débat sur les efforts que nous sommes prêts à consentir pour défendre notre liberté, pour protéger notre santé, pour préserver notre espèce et son milieu naturel. Mais aussi pour déterminer les mécanismes compensatoires indispensables afin que les plus fragiles et les plus exposés ne supportent pas le plus gros des sacrifices.
Abstention générationnelle
Tout, dans cette conjonction, signale la fin d’une époque, celle d’une mondialisation qui s’est mise en place il y a trente ans, après l’effondrement du bloc soviétique, et dont l’économie avait pris les commandes, comme une sorte de pilote automatique qui suivait les courants de la libre circulation des marchandises. Mais, alors que partout la politique reprend le contrôle, l’électeur français s’apprête à s’absenter de l’isoloir au moment du choix majeur qui lui est proposé, comme tous les cinq ans.
Cette lassitude ne peut pas s’expliquer seulement par le sentiment d’assister à la répétition d’une compétition jouée d’avance. Elle puise dans des raisons plus anciennes et plus profondes qui portent sur le personnel politique tout autant que sur les citoyens, le court-termisme des uns aggravant l’érosion du sens de l’intérêt général des autres, entre autres multiples explications.
Ce tableau n’est pas incompatible avec l’émergence de nombreuses nouvelles formes de mobilisation et de militantisme. Mais celles-ci se trouvent de plus en plus souvent totalement déconnectées de l’acte de voter, notamment chez les jeunes, chez qui Brice Teinturier, le directeur général délégué de l’institut de sondages Ipsos, décèle la mise en place d’un phénomène d’abstention générationnelle. Durant les semaines intenses que nous venons de traverser, l’agenda de la campagne aura ainsi coexisté sans vraiment interagir avec la mobilisation en faveur des réfugiés ukrainiens ou la prise de conscience de la catastrophe climatique encore accrue par les rapports du GIEC.
Comment réarticuler ces nouveaux engagements politiques avec le goût du vote ? A l’évidence par une adaptation en profondeur de tous nos processus démocratiques, dont la mise en chantier pourrait s’enclencher dès le début d’un nouveau mandat. De ce point de vue, celui qui s’achève n’aura pas fait avancer les choses. Du soliloque du grand débat national, consécutif au mouvement des « gilets jaunes », à la déception de la convention citoyenne pour le climat, les tentatives de renouvellement lancées par Emmanuel Macron sont restées sans suite.
Effet d’optique
A vrai dire, l’urgence de ces grands travaux civiques doit apparaître relative au président sortant, dont l’électorat ne paraît pas le plus touché par cette usure démocratique. Qu’elles soient plus aisées ou plus âgées que le reste de la population française, les catégories les plus enclines à voter (comme à répondre à un sondage) sont celles qui sont aussi les plus conservatrices. Comme l’a montré le sociologue Vincent Tiberj (dans Esprit, janvier-février 2022), c’est cet effet d’optique qui fait prendre la partie pour le tout, un morceau de l’électorat pour le pays entier, qui entretient en partie l’impression que la population se droitise toujours davantage.
Logiquement, comme le montre le total des scores projetés par les sondeurs au premier tour de cette présidentielle, c’est la gauche qui souffre le plus de l’abstention massive, notamment des jeunes. Cette désaffection française explique, au moins en partie, que, dans le grand effondrement promis aux anciennes formations dominantes, ce soit le Parti socialiste qui subisse les plus gros dégâts, avec le très faible score annoncé à Anne Hidalgo. Ou encore que la prise de conscience des enjeux environnementaux, très prégnante chez nombre de jeunes abstentionnistes, ne parvienne pas à imposer la proposition écologiste représentée par Yannick Jadot comme une des candidatures qui pourrait peser dans ce vote, autant qu’elle compte en Allemagne, par exemple.
Ces phénomènes ne font que renforcer l’autre péril de cette élection. Pour la deuxième fois d’affilée, la candidate du Rassemblement national, Marine Le Pen, dispose de bonnes chances de participer au second tour. Et, pour la première fois, si l’on en croit les sondages, les probabilités qu’elle puisse l’emporter avec un programme d’extrême droite ne sont pas nulles. Bien sûr, ces hypothèses doivent être formulées avec prudence. La tendance n’en est pas moins assez nette pour que le président de la République, dont l’avance aux deux tours s’effrite depuis qu’il est entré en campagne, concentre ses critiques sur sa concurrente, tout en reconnaissant cet autre échec de son quinquennat, son impuissance à endiguer l’extrême droite.
Les raisons de la situation inédite de la candidate du Rassemblement national ont été largement commentées. L’opinion dominante est qu’elle doit beaucoup à la présence de l’autre candidat d’extrême droite, Eric Zemmour, qui, après avoir manqué de la désarçonner, contribue involontairement aujourd’hui, par ses outrances, à la crédibiliser et à adoucir son image, tout en constituant un réservoir de voix inespéré pour le second tour. Pourtant, il suffit d’écouter l’agacement avec lequel Marine Le Pen évoque l’ancien chroniqueur du Figaro pour constater que la gêne provoquée par sa présence surpasse toujours la satisfaction de l’avoir vu échouer à la supplanter.
Le candidat de Reconquête ! représente en effet une menace permanente sur la fragile stratégie de dédiabolisation de la candidate. Par sa violence verbale, par le ressassement de ses obsessions racistes et xénophobes, il rappelle à chacune de ses interventions ce que Marine Le Pen s’ingénie à ne plus mettre en avant depuis des années, et qui demeure encore au cœur de son programme et de son parti, comme nos enquêtes l’ont démontré ces derniers mois. Elle se retrouve obligée de critiquer la forme de ses interventions, sans jamais en démentir le fond. Et de supporter cet encombrant voisin qui dit tout haut ce qu’elle ne chuchote même plus, de crainte de perdre son pouvoir d’attraction sur de nouveaux électeurs.
Dans cette quête de voix supplémentaires, c’est l’apparence du changement qui compte. La recherche de proximité et la posture de bienveillance masquent opportunément l’isolement politique et le clanisme dans la gestion du petit parti formé autour d’un noyau familial. Dès le début de l’offensive russe sur l’Ukraine, un camouflage a dû être aussi déployé sur ses relations internationales. Il a fallu faire oublier au plus vite, au-delà du prêt consenti par une banque moscovite, l’admiration pour le maître du Kremlin, la complaisance envers un ultranationalisme purificateur toujours opposé à l’élan démocratique des peuples qui s’émancipent. De fait, l’éventuelle élection de Marine Le Pen à la tête de l’Etat nous placerait dans le camp du pire en Europe, le poutinisme, et du pire des Etats-Unis, le trumpisme.
Ces rappels à la vraie nature de leur parti et de leur idéologie ont le don d’exaspérer la candidate du Rassemblement national et ses proches. Elle qualifie ainsi de « paresse intellectuelle » le travail d’enquête légitime qui ne se contente pas de la description d’un changement d’image, mais cherche à éclairer l’idéologie contenue dans le programme électoral pour anticiper les conséquences de son éventuelle application au pouvoir.
Ces critiques donnent l’occasion de le rappeler ici, comme il y a cinq ans : le rôle du Monde, journal et site d’information, dont la rédaction est indépendante de tout pouvoir, n’est pas de soutenir un candidat, encore moins d’appeler à voter pour lui. Ce journalisme non partisan n’en est pas moins fondé sur des valeurs, qui peuvent nous inciter à alerter sur un certain nombre de dangers. Dès sa création, notre titre s’est constitué autour d’un intérêt majeur pour les questions internationales, qui l’attache notamment à la construction européenne, ce qui ne vaut pas approbation des erreurs commises au cours des deux dernières décennies dans l’édification, trop peu politique, si peu sociale, de l’Union.
A la tentation du repli derrière des frontières, nous opposons la conviction que rien n’est possible dans un seul pays. La résolution des crises climatiques et géopolitiques, la guerre atroce qui revient frapper notre continent, les mouvements de réfugiés, les menaces toujours vivaces du terrorisme, la prise en compte des risques sanitaires, la résorption des inégalités et des injustices imposent une association toujours plus confiante avec nos voisins.
Notre progressisme nous situe aussi du côté de la cohésion sociale, de l’égalité entre femmes et hommes, de la solidarité entre générations et des libertés publiques. Enfin, tout en étant lucides sur ses dysfonctionnements actuels, nous défendons la démocratie, attaquée de toutes parts. Cela nous conduit à conseiller à chacune et à chacun de participer au vote de ce dimanche. Mais aussi à affirmer que, parmi les candidatures majeures à ce scrutin, deux d’entre elles, celles de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, sont incompatibles avec tous nos principes, tout autant qu’elles sont contraires aux valeurs républicaines, à l’intérêt national et à l’image de la France. (LMD/2022)
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