22 OCTOBRE (ASPAMNEWS)-Des dizaines de milliers de personnes ont défilé jeudi dans tout le pays pour faire pression sur les généraux, au moment où la transition semble plus fragile que jamais. Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du Monde Afrique.
« Pas de retour en arrière. » C’est le cri de ralliement, scandé à tout bout de champ par les manifestants, perchés sur le toit d’une camionnette ou sur les épaules d’un camarade, accompagnés par les klaxons incessants des motos arborant le drapeau soudanais. Les mots ne sont pas choisis par hasard : depuis son indépendance, le Soudan a connu trois dictatures militaires, qui ont chacune interrompu brutalement une période de transition démocratique.
Jeudi 21 octobre, des dizaines de milliers de personnes ont défilé dans plusieurs villes, dont Khartoum, pour exiger un transfert du pouvoir aux civils, tandis qu’un sit-in réclame depuis six jours un « gouvernement militaire » pour sortir le pays du marasme. La date n’est pas anodine : le 21 octobre commémore le soulèvement populaire et la grève générale qui, en 1964, sont venus à bout du général Ibrahim Abboud, arrivé au pouvoir par la force peu de temps après l’indépendance du pays. « J’avais 10 ans lorsqu’il est tombé. Cinquante-sept ans plus tard, on en est toujours à se battre contre des généraux qui ne lâchent pas les rênes de la politique », lâche Mohamed al-Amine, un professeur d’anglais à la retraite.Au Soudan, le coup d’Etat des partisans de l’ex-président Omar Al-Bachir échoue
Sur l’avenue qui borde l’aéroport de Khartoum, le cortège s’étire à perte de vue. Les manifestants convergent des quatre coins de la capitale. Selon des médias locaux, ils seraient plusieurs centaines de milliers à travers le pays à être descendus dans la rue pour clamer leur volonté de protéger les acquis de la révolution amorcée en décembre 2018 qui a entraîné la chute de l’ex-président Omar al-Bachir.
Les militaires qui ont assuré sa succession, en avril 2019, ont signé un accord de partage du pouvoir avec les Forces pour la liberté et le changement (FFC), une coalition de partis civils portés par le soulèvement populaire. Mais depuis la tentative de putsch manquée du 21 septembre, la transition semble sur le point de dérailler et les généraux ont multiplié les attaques frontales contre la « mauvaise gestion » des civils.
« Gouvernement de la faim »
Ces divisions ont provoqué une scission au sein des FFC. Une nouvelle faction politique a émergé, menée par Jibril Ibrahim et Minni Minnawi, deux anciens chefs de rébellion, respectivement ministre des finances et gouverneur de la province du Darfour.
Depuis le 16 octobre, ces dissidents appellent leurs partisans à se réunir devant le siège des autorités de transition. Une centaine de tentes ont été disposées de part et d’autre de l’avenue qui mène au palais présidentiel. Sur place, des milliers de personnes dénoncent la détérioration de la situation économique et exigent « la chute du gouvernement de la faim » du premier ministre Abdallah Hamdok, dont le portrait apparaît partout marqué d’une croix rouge.
Si la colère est unanime, les exigences sont disparates. Certains demandent le remplacement du gouvernement par un cabinet de technocrates jusqu’à la tenue d’élections libres. D’autres réclament ostensiblement un coup de force militaire et la mainmise de l’armée sur le pouvoir. Dans la cohue, de jeunes enfants venus en bus depuis les « khalawa », les écoles coraniques, déambulent l’air hagard derrière de grandes banderoles.Au Soudan, les militaires ont toujours la haute main sur l’économie et la politique étrangère
Jeudi, deux manifestations s’opposaient donc dans les rues de Khartoum. Pour les pro-gouvernement, qui ont défilé sur l’avenue de l’aéroport en évitant soigneusement toute confrontation avec ceux qu’ils appellent les « kayzan » (soutiens de l’ancien régime), le campement du palais présidentiel est orchestré par les militaires. « Il est monté de toutes pièces et financé par certains généraux dans le but de déstabiliser la transition », dénonce Taj el-Sir Hassan, membre d’un comité de résistance. Sur les réseaux sociaux, de nombreuses vidéos ont circulé, montrant des individus affrétant des bus entiers et distribuant des repas pour inciter les badauds à venir grossir les rangs du sit-in.
Parmi les soutiens du gouvernement, certains craignent que l’émergence de cette nouvelle mouvance politique soit un jeu de dupes, donnant un visage acceptable à un parti qui permettrait aux généraux de rendre le pouvoir aux civils, conformément au document constitutionnel, tout en préservant leurs intérêts.
Démonstration de force
L’heure tourne. La transition est arrivée à mi-chemin et la présidence du Conseil de souveraineté, aujourd’hui assumée par le général Abdel Fattah al-Burhan, devrait échoir prochainement à un civil. Celui-ci a appelé à la dissolution du gouvernement actuel mais s’est défendu de chercher à entraver la transition démocratique, affirmant que l’armée serait garante des élections prévues début 2024.
La démonstration de force des pro-gouvernement pourrait consolider l’assise d’Abdallah Hamdok, toujours populaire malgré un programme d’austérité qui pèse sur les conditions de vie des Soudanais. Dans une courte vidéo, l’ancien économiste à la Banque africaine de développement (BAD) a félicité jeudi soir les manifestants, assurant qu’« il n’y aura pas de recul sur les objectifs de la révolution ».Coopération inédite du Soudan avec la Cour pénale internationale
La mobilisation de jeudi ne résout pourtant pas la « pire crise » qui secoue le pays depuis deux ans, selon ses propres mots. Outre le poids de l’armée dans l’économie et la réforme du secteur de la sécurité, certains dossiers attisent les tensions entre civils et militaires, comme le souhait des autorités civiles de faire avancer le processus de justice transitionnelle ou d’envisager l’extradition d’Omar al-Bachir à La Haye pour les crimes commis au Darfour.
« Des concessions devront être faites, estime Jonas Horner, chercheur à l’International Crisis Group (ICG). Les civils vont devoir assurer aux militaires qu’ils pourront continuer de jouer un rôle. Les généraux ne vont pas accepter de perdre à la fois leur immunité juridique et leurs ressources économiques. » Difficile à entendre pour l’avocate Sumaya Ishag, qui attend des réponses. « Ceux qui ont participé à ces crimes sont toujours au pouvoir. Ils jouent la montre », assène-t-elle au milieu du cortège. (SPM/2021)
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